Avec Kraftwerk et Neu, le groupe de Cologne fut l’une des formations majeures du rock des années 70. Une compilation, intitulée ironiquement «Sacrilège», rend hommage à ces expérimentateurs du son. Portrait.
Près de vingt ans après la séparation de Can en 1978, la musique du groupe allemand est plus que jamais actuelle. Toute une frange de compositeurs tant rock, world que techno s’inspire des fulgurants bricolages musicaux de cette formation atypique. Une preuve parmi d’autres: la sortie sur le label Mute d’une compilation, baptisée «Sacrilège», réunissant sur deux CD des remix effectués par des musiciens issus de tous les horizons. Sonic Youth, Peter Shelley des Buzzcocks, Westbam, Bruce Gilbert de Wire, U.N.K.L.E., A guy called Gerald et the Orb sont parmi les nombreux musiciens invités sur cette compilation. Brian Eno et Daniel Miller, le boss de Mute, ont eux aussi revisité le backcatalogue de Can. Mais la présence de Can dans la musique actuelle dépasse ce simple hommage. Si, dans les années quatre-vingt, leur influence s’est exercée sur quelques rares artistes et groupes comme PIL ou Loop, en Allemagne, la nouvelle école électronique représentée par Mouse on Mars, To rococo rot, Air Liquide ainsi que la plupart des artistes du label expérimental Mille Plateaux se réclament aujourd’hui du groupe de Cologne. Tout comme la vague rock américaine menée par Tortoise, Eleventh Dream Day, Trans Am ou Gastr del Sol. Si cette passion des expérimentateurs sonores actuels, toutes catégories musicales confondues, peut surprendre par son ampleur, elle s’avère naturelle à l’écoute des albums et plus particulièrement des premiers enregistrements du groupe allemand. Dès «Monster Movie», le premier disque de Can, les éléments de base sont définis.
Enregistré au Schloss Nörwenich, près de Cologne, dans une cage d’escalier transformée en studio improvisé, «Monster Movie» mêle psychédélisme, expérimentation sonore et blues atrophié. Entre le Velvet Underground, Terry Biley et les Mothers of Invention, Can trouve un chemin de traverse entre le rock (dans son acception large) et la musique contemporaine. Irmin Schmidt et Holger Czukay ont étudié les fondements de la musique sérielle avec Stockhausen, Berio et Boulez. En 1968, lorsque Can se forme, le duo a déjà dépassé la trentaine. Autour d’eux viennent se greffer Michael Karoli, un jeune guitariste de 20 ans passionné par le son, et Jaki Liebezeit, batteur de free jazz au frappé métronomique et tribal. Malcolm Mooney, sculpteur, saxophoniste et chanteur black américain, complète le collectif. L’apport de Mooney dans Can est fondamental, même s’il ne restera que quatorze mois auprès du groupe. C’est lui qui les lance dans une direction plus blues. Surtout, Mooney baptise le band Can. Le mot a plusieurs significations: en turc, il veut dire vie ou âme, en japonais, émotion. Mais, selon Irmin Schmidt, les lettres CAN révèlent trois théories précises: Communisme, Anarchisme, Nihilisme. Tout un programme. Pourtant loin d’être un album politique, «Monster Movie» est avant tout un manifeste d’expérimentation musicale. En fait, soyons clair, Can n’a jamais été un vrai groupe de rock. Et les albums qui suivront, de «Soundtracks» et son fabuleux «Mother Sky», une dérive psychédélique post-doorsienne, à «Can», le dernier album du groupe sorti en 1978, ne se plieront jamais à la tendance musicale dominante. Can évolue en parallèle. Groupe favori des critiques, il ne connaîtra que quelques tubes, dont «Spoon» bien sûr, et «I want more». Contrairement à la plupart des groupes, Can ne joue pas sur le format pop. La voix, celle de Malcolm Mooney puis du Japonais Damo Suzuki, est traitée comme un autre instrument. Peu importe la langue employée anglais, allemand ou japonais -, le groupe a toujours parlé son propre langage musical, très loin de la rigueur des compositions sérielles naguère étudiées par les fondateurs du groupe. Aujourd’hui, d’ailleurs, chacun des membres du groupe continue un parcours en parallèle. Irmin Schmidt termine la partition d’un opéra de musique contemporaine, Michael Karoly imagine d’étranges croisements sonores, entre électronique et musique de chambre. Quant aux deux autres membres fondateurs de Can, Holger Czukay et Jaki Liebezeit, ils sont directement impliqués dans la scène techno allemande. Le premier vient de terminer une tournée allemande avec l’un des membres du duo expérimental Air Liquide, alors que l’ancien batteur du groupe joue dans Club off Chaos, un trio qui manipule des machines, des synthés, batterie. Même séparé, Can poursuit son exploration sans boussole.